vendredi 12 mars 2010

Le Travail

par Max Richiéro


"Tout travail travaille à faire un Homme en même temps qu'une chose"(E. Mounier)

De l'esclave, homme, femme ou enfant que l'on asservit jusqu'à son extinction physique à celui qui, volontaire dans l'effort, s'enrichit de sa réussite, pour tous, le travail est la base de l'existence. Tous sont dans la crainte de perdre leurs sources de revenus et dans l'angoisse de se retrouver un jour face au vide de l'inactivité professionnelle. Privés d'activité, certains d'entre nous ont vu leur santé rapidement s'altérer. Cette réalité mit en évidence une nécessité bien plus profonde que celle du simple besoin de produire pour se nourrir. Dans le même sens, les allocations versées sans contrepartie d'un travail installent souvent la population bénéficiaire dans une mentalité d'assisté.

La dégradation morale éprouvée par de nombreux chômeurs de longue durée, la déchéance qui fréquemment l'accompagne révèlent l'importance des vertus éducatives du travail dans la construction humaine.

La vie nous place en permanence devant des obstacles à vaincre et des réalités dont la compréhension nous dépasse. Elle se "plaît" à nous rendre conscients de notre impuissance et de notre ignorance créant ainsi le manque que nous voulons combler.

Les obstacles à vaincre nous conduisent naturellement à faire. Par l'acte, l'individu tend à dominer l'obstacle pour assurer sa survie physique d'abord, puis affective, intellectuelle et, ce qui est inséparable, économique.

Les réalités qui nous dépassent défient notre intelligence. Notre intelligence tente de comprendre pour ne pas subir. Mais ce que l'intelligence réflexive ne peut cerner au détour de ses analyses ne peut être saisi que par l'Eveil. L'Eveil, c'est l'attention attirée par une réalité jusqu'ici banale et qui, tout à coup, se révèle comme une vérité profonde. Il a pour stimulants le symbole, le mythe, l'allégorie et aussi l'expérience éprouvée. Les premiers révèlent les vérités essentielles par le biais du merveilleux, l'expérience éprouvée révèle les réalités profondes par l'épreuve ressentie. Tandis que l'expérience fait éprouver la sensation, le symbole, le mythe et l'allégorie enseignent la signification profonde de l'expérience vécue. L'éveil rend sensible ce qui ne l'était pas. L'intelligence réflexive ainsi nourrie des données peut alors disséquer, analyser, déduire et finalement mémoriser (fixer). C'est LE mécanisme puissant d'évolution de la conscience humaine !

Notre vieille culture porte profondément ancrée un florilège de symboles, de mythes et d'allégories qui n'ont plus ni date, ni lieu de naissance et le mot "travail" est chargé de significations bien différentes de celle que lui donne le sens courant :

Le travail désignait autrefois un instrument de torture destiné à extorquer les aveux des suppliciés. Il désigne aussi un dispositif pour immobiliser les animaux ou pour ferrer les chevaux et les boeufs. Dans notre imagerie, l'animal sauvage est le symbole des forces instinctives ; ferrer l'animal est le signe de la domestication de la bête. La souffrance indique l'effort à fournir pour parvenir à la maîtrise des forces primitives en nous. Il faut en effet au novice de longues années d'apprentissage parsemées de difficultés et d'échecs pour acquérir la maîtrise du geste, la simplicité du mouvement, la pensée claire qui donnent l'impression de facilité, le coup de main sûr qui réussit la pièce, le mot juste qui communique l'idée précise. J'ai toujours pensé que l'apprentissage de l'écriture constituait pour le jeune enfant non une activité intellectuelle mais plutôt un apprentissage par le travail manuel : Ce qu'il faut de patience, d'application et d'efforts pour calligraphier la lettre, tracer d'interminables lignes de a ou de b, former le plein ou le délié, l'arabesque de la boucle, aligner le point sur le i ou le j. Combien d'efforts et de souffrances pour supporter ce porte-plume qui longtemps après laisse son empreinte sur le petit doigt maculé d'encre ? Il faut du temps pour imiter le maître, pour dompter le mouvement incontrôlé qui fait dépasser le trait. La maîtrise vient avec l'expérience sans cesse recommencée qui soumet le muscle et coordonne le geste et la pensée.

La maîtrise est intérieure. Le fruit de l'acte - le produit - témoigne par sa qualité du degré de maîtrise de l'opérateur. Le travail est le lien. Par le travail, l'intérieur et l'extérieur de l'homme se répondent. C'est pourquoi il est dit que :

"La maîtrise des espaces extérieurs

dépend de la maîtrise des espaces intérieurs"

Enfin, on nomme "travail" l'activité de la femme en couche par laquelle elle se délivre en donnant naissance à l'enfant, au Fils de l'Homme. Cette idée est chère à toutes les sagesses du monde. La femme en couche amène l'enfant au jour comme le travail ouvre la conscience à la lumière. Ainsi

J'appelle "travail" l'ensemble des actes

qui conduisent au progrès,

à la maîtrise des savoir-faire,

au développement de l'intelligence,

à l'éveil de la conscience.

Le travail est un acte rémunéré !


Les prix reçus en retour sont le salaire et la joie !

Le salaire a pour but l'entretien de l'existence,

la joie révèle la satisfaction des besoins supérieurs

de l'émancipation humaine

Le travail est destructeur lorsque la joie est absente !

Le travail est toujours associé à l'effort, et l'effort est le prix à payer. Le travail confronte l'homme au rythme, à la pesanteur des choses. Il imprime sa marque, inculque la rigueur et la discipline. Le projet ne devient pas une réalisation si les règles ne sont pas respectées. La matière ne se laisse pas transformer par qui ne connait pas ses lois. Pour marquer, l'expérience doit avoir quelque chose de vital sinon elle est tout au plus un souvenir qui s'estompe. L'épreuve surmontée fait découvrir de nouvelles sensations, des ressources jusqu'ici ignorées en soi.

L'acte donne la mesure de l'homme,

l'étalonne, apprécie sa qualité

et l'affranchit par la difficulté vaincue.

Ne dit-on pas d'une personne malhabile qu'elle est gauche ou empruntée ? Empruntée, c'est-à-dire prêtée, comme si elle vivait par procuration, en absence totale d'autonomie.

La vie n'a pas pour destin de s'épanouir dans la science ou la technologie pas plus qu'elle ne s'épanouit dans la production d'automobiles ou d'objets divers. Je crois que le travail sous toutes ses formes n'a d'autre finalité que l'émancipation humaine. C'est le Sens de la Vie humaine, le travail en est l'instrument.

Dans notre société industrielle, l'entreprise est le principal champ d'application du travail. Ce qui est qualité dans la production répond en un cercle vertueux de progrès à ce qui est recherche, consciente ou inconsciente, de perfection en l'homme. Lorsque l'individu devient conscient de ce mécanisme, il y a motivation. La motivation est une réponse humaine à la loi d'évolution. Par exemple, la satisfaction du besoin d'élévation personnelle répond, comme en écho, à la satisfaction des besoins du marché de même que "l'économie" de la pensée répond dans l'entreprise au plus bas prix de revient... C'est pourquoi :

La qualité est qualifiante

Les systèmes de motivation fondés sur des satisfactions matérielles, extérieures, l'argent par exemple, n'ont en général qu'une durée éphémère et des effets sans lendemains car ils répondent à des besoins superficiels, vite comblés jusqu'à une prochaine envie. L'absence de motivation ne reflète bien souvent que l'incapacité des équipes dirigeantes à s'élever elles-mêmes au-dessus de l'horizon stérilisant de la production quotidienne et par là, incapables de transmettre l'élan à ceux qui réalisent cette production. Qu'elles s'inquiètent ! En économie de production, l'impact humain est faible, le processus fait la performance. Mais en économie de marché, grande consommatrice d'innovations où l'environnement est instable, l'impact humain est déterminant sur la performance. La compétence est liée au savoir, et le savoir à l'ouverture de la pensée, à la capacité à assimiler, à la sensibilité. Par le travail, l'homme est amené à vivre une expérience qui l'enrichit et le transforme.

La performance, c'est 80 % de savoir être et 20 % de savoir faire

La recherche du Sens et les discours sur les valeurs sont des signes révélateurs de la tendance évoquée. La vision stratégique va de pair avec l'aptitude à communiquer aux hommes des objectifs nobles sans lesquels la stratégie ne trouve pas d'artisans pour la faire aboutir.

Pour éclairer les hommes, il faut leur être supérieur,

non en pouvoir, mais en élévation

Avec ceux qui ont assimilé cette réalité de l'homme révélé par ses réalisations, quelque soit leur place dans la hiérarchie, l'entreprise progresse. Ceux-là, fais en des instructeurs !

Ceux qui, à des degrés divers, ont compris mais n'ont pas assimilé, ceux-là, fais leur éprouver, entraîne les dans l'action.

Ceux qui sont encore endormis, éveille les, éduque les et sois patient.

Pour tous, libère les forces émancipatrices en donnant du pouvoir et des espaces de liberté et d'initiative pour l'exercer.

Avec tous, ordonne, harmonise et sers ; travaille à réaliser l'objectif économique.

De mes premières activités professionnelles comme travailleur manuel, je conserve une approche partique des choses. Ma pensée ne s'alimente pas de concepts mais se nourrit des faits, de l'acte accompli, de l'observation de la nature dans ses oeuvres. L'acte implique le choix, et le choix, l'abandon d'autres possibles. On ne peut pas faire une chose et autre chose en même temps. L'acte est exclusif et ne supporte pas le partage.

J'ai souvent constaté que la pensée conceptuelle pouvait avec une égale rigueur, amplifier, réduire, relativiser, banaliser le fait selon son humeur ou l'objet de sa quête. Elle est capable de bondir et de rebondir d'hypothèses en suppositions, s'alimentant elle-même pour produire des concepts sans rapport avec l'expérience vécue, pour balayer tous azimuts ce qu'elle appelle le champs des possibles. C'est pourquoi il est quelquefois difficile à la pensée conceptuelle d'aboutir à l'acte.

La pensée longuement maturée s'ancre comme une vérité. J'ai fréquemment observé qu'il était plus facile de changer ses pratiques que de changer d'idées. De toutes les activités humaines, je place l'activité manuelle à un très haut niveau pour ses vertus éducatives : "L'homme est intelligent parce qu'il a une main !" (Anaxagore). Les "gens du métier", dont l'idéal est la promotion de l'homme par le travail, l'ont bien compris. Ils ont su donner un Sens au travail en associant l'amour du travail bien fait à la recherche de perfection intérieure, observant que la maîtrise de la matière dont la forme évolue sous la main experte du maître-ouvrier est inséparable du progrès de l'Ame humaine. "Entre le coeur et la tête, il y a la main'. Révélatrices de leur hautes qualités morales, leurs oeuvres impérissables ont couvert notre sol de richesses.

L'évolution de l'espèce humaine participe du processus de l'évolution universelle, moteur de toute activité. Le mouvement est le propre de la nature ; c'est pourquoi l'activité, quelle qu'elle soit, est le propre de l'homme et le travail lui est aussi nécessaire que l'air qu'il respire est nécessaire à sa vie.

Sous l'influence de l'industrie naissante depuis le 19ème siècle, nous n'avons donné du travail qu'une définition "manufacturière" à finalité strictement économique. Du même coup, nous nous sommes coupés d'une réalité humaine beaucoup plus profonde et plus prometteuse de richesses. La performance, la productivité, la conquête de parts de marché ne peuvent être des objectifs durables ; ce sont des conséquences ! Pour répondre aux exigences de notre temps, le management doit s'ouvrir au travail émancipateur. C'est en définitive la seule manière et la plus efficace pour libérer les forces créatrices et les forces de progrès dont nous avons besoin. C'est l'apanage des vieilles nations que de disposer d'un fonds culturel inépuisables de nouveautés. La pression concurrentielle nous conduit à hisser le management humain à un niveau inconnu jusqu'ici. Les impératifs de la performance économique rejoignent aujourd'hui les sentiers de l'émancipation humaine : La compétence est liée à l'aptitude à réfléchir et à la capacité à engranger et à assimiler le savoir, la motivation est la conscience d'être animé de l'intérieur. L'une et l'autre sont des aptitudes intrinsèques de l'homme.

La performance résulte de cette alchimie.

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